Caravane multi-couches, à Orly-Choisy

texte de Julien Martin

le RER C ralentit nettement dans les virages
après Choisy-le-Roi et les Saules
quelque chose se relâche dans le rythme tendu
pendulaire du vendredi matin
l’attraction tournée vers Paris-première couronne
diminue en remontant pépère jusqu’au Pont de Rungis

une brésilienne débarquée d’Orly par une navette inconnue
se trouve en rade sur le Pont, cherche à rallier un hôtel
direction Montigny-Beauchamp
dans le nord-ouest lointain de la ligne C
avec Noé on mélange direction et destination
Montigny-Beauchamp nous amuse et sonne exotique
point de chute au-delà du tourisme
le guichetier rattrape le coup en regardant mieux
et la brésilienne embarque pour Oberkampf

Paul-Hervé nous repère de loin
avec nos sacs à dos et grosses chaussures
en redescendant du Pont au carrefour
le Cockpit offre son habitacle-véranda
pour un café-thé-clope et un tour de table
à la dizaine de personnes en route pour la Caravane

intrigué-e-s on palpe et on observe les cartes multiples
que Denis met en jeu et superpose :
carte IGN du marcheur au 1/25000ème
cernée par les liserés fluos des limites communales
carte épurée du sentier métropolitain
imprimé vert sur un sac, avec le trilobe et les variantes
carte des espaces aériens - zones de survol
au découpage inhabituel, sans rapport évident
avec les limites terrestres, légendées par
des codes étranges de radionavigation
LFPO 118.7 aéroport d’Orly
avant l’atterrissage familier sur la
carte routière Michelin de la Banlieue de Paris

Denis lance des thèmes à la cantonade
comme on appelle quelqu’un ou quelque chose
à entrer en scène, comme on propose une tournée au bar
aujourd’hui on sera guidé par les 4 éléments
air, eau, terre, feu
on cherchera les fantômes
de quartiers transformés ou détruits
on vérifiera l’existence de cet ectoplasme institutionnel
nommé GOSB, Grand Orly Seine Bièvre

depuis le Cockpit placé à l’angle départemental
Val-de-Marne -| Essonne
on laisse de côté le ventre de Rungis
file plein Sud par la Départementale 7, vieille Nationale
déchue un peu de son double statut
route royale vers Fontainebleau / route des vacances en 4L

2 tractopelles à pince monseigneur
démantèlent délicatement
un dernier coin de hangar immense
évitent l’effondrement brutal, accompagnent la chute
qu’on aimerait spectaculaire pour la photo
volutes de poussière près de l’inscription rouge
INTERDICTION DE FUMER
en levant la tête au-dessus des palissades en tôle
on mesure l’énormité des espaces
où se réparaient carlingues et moteurs d’avion
pendant que le Cœur d’Orly étale ses artères
refaites pour le nouveau quartier logistique
flux financiers et fret commercial
Air Caraïbes, Bolloré, Air France
rues de la Soie et du Thé
places de parking Aigle Azur
dans la drôle-nommée Zone Juliette
une église à ras de terre
aux parpaings blancs intemporels
lance un spiritual inattendu, ambivalent :
tremplin des missionnaires-entrepreneurs du ciel
ou refuge d’un peuple exploité en terre hostile

on avance à gros traits
sur un territoire plane, distendu
scandé au loin par les décollages d’avion
au près par les bâtiments Aéroports de Paris
une banderole de la CGT contre la privatisation dans l’air
on traverse un tarmac désaffecté, coupé en son milieu par la N7
dans le Cœur ouvert en formation
on monte sur une plate-forme bétonnée
pour saisir un peu le trafic des alentours
un triple départ résume l’ensemble :
pipelines recouverts d’une patine bleue pâle
fraîche coulée de bitume sur une étendue terrassée
jardinières oranges & pots géants pour des palmiers nains
en attente de meubler le vide des espaces
flux / revêtement / mobilier
sous le ciel bleu des couloirs aériens

au deuxième étage du bâtiment Askia
une délégation en sacs à dos tente de saisir
le GOSB dans ses nouveaux locaux
ventilés par un puits de lumière

  • aplats verts et narcisses mal en point -
    pendant que le reste de la Caravane
    erre avec ses grosses chaussures à la recherche
    d’une terrasse-panorama entre ascenseurs et cinquième étage
    profite des toilettes, étire bras et jambes dans le hall planant
    sous les yeux perplexes des cadres de passage
    GOSB not ghost
    déclare Denis en revenant avec la délégation
    le Grand Orly Seine Bièvre
    12ème et dernier établissement public de la Métropole
    n’est pas fantôme et dépasse même
    les limites communales du Grand Paris officiel
    reste à en éprouver l’existence tous-terrains ou l’esbroufe
    dans un Orly devenu Grand par décret
    en plus d’avoir un Cœur loin du Orly-village originel

on sort à découvert pour entrer à nouveau
sur le tapis roulant de l’aéroport
en approche de la façade du terminal Sud
après deux heures de présence humaine dispersée
on fraye dans la foule sans le stress du voyage
sans bagages à enregistrer on traverse le hall
emprunte des coursives souterraines, des couloirs
qui ont l’air de service débouchent sur une ligne de tram
nous conduit en une station jusqu’à Paray-Vieille Poste
sans que rien ne change dans la configuration des espaces
on aborde pourtant une entrée
historique et différente du plateau d’Orly :
tissus pavillonnaires étals sur la carte IGN
toile d’araignée singulière de Paray-Vieille Poste
devant les nappes urbaines d’Athis-Mons, Juvisy-sur-Orge
blocs rectangulaires des quartiers, rues-allées en peigne

Béatrix de la Maison de Banlieue et d’Architecture
nous introduit à ce monde
des villes d’art modeste et d’histoire simple
et ça se complique heureusement
dès que se rajoute une couche historique
au déjà hétérogène plateau du matin
par les accidents de terrain
les grands vides en transition
les voies désertes ou embouteillées, les contrastes
intérieur/extérieur, la texture variable des sols
on ressent une solidarité lointaine, modeste
avec les mal-lotis des années 1920
une animosité contre cette marquise de Talhouët
qui vendait ses propriétés
au moment de lotir et loger en masse
les ouvriers, ouvrières et cheminots venus travailler
autour de l’immense gare de triage de Juvisy

  • lotissement express sans voirie égout électricité
    chaque jour marcher dans la boue
    avec ses grolles et godillots
    laissés sur le quai de la gare-paillasson collectif
    remplacés par des souliers pour le boulot
    remis le soir au retour

l’église Jésus-Ouvrier
bâtie en hâte sur un corps de ferme
les pavillons-millésimes par décennie
ont raccommodé ces espaces en bordure de plateau
pendant que le reste du territoire agricole
était exproprié pour les besoins de l’aéroport 118.7

à ces premières nappes d’histoire urbaine
on ajoute une borne géodésique 19è siècle
sur un trottoir de la N7 retrouvée par surprise
dans un élément urbain plus dense, une atmosphère
plus lourde que le pavillonnaire au ralenti
borne-souvenir des essais pour mesurer une portion du méridien
ligne traversant 20 kilomètres de plateau Orly-Villejuif
fil invisible sur la N7-aspirateur de circulation
à midi, entre bruit et pollution sèche
on sent un peu la courbure de la Terre
passer par là, dans notre dos et sur nos têtes
arrondir la perspective dure de l’avenue
la platitude des espaces et du ciel en soucoupe

on file par une rue adjacente
où la Terre se courbe vraiment, par déclivité
de la pente on longe une clinique et son arrière-cour
deux femmes en blouse blanche et pause clope
nous regardent passer avec un air lointain
vers une friche inattendue –
par le flanc ouvert du plateau
un sentier longe les fonds de jardin
la broussaille accumulée autour des arbres
sur un coteau de plusieurs hectares
Béatrix raconte une fable inverse
à celle de Talhouët et des mal-lotis :
les terrains de chasse, vignes et jardins ouvriers
peu à peu laissés en friche
ont été rachetés-remembrés pendant 30 ans
pour un projet immobilier global
avant que la mairie décide de tout bloquer
puis conserve en l’état
arbres, lianes, plantes invasives
pentes recouvertes
dans le parc savamment délaissé
ouvert sur le pavillonnaire alentour
on marche plus détendues avec nos grolles
hors du revêtement-tarmac du plateau
jusqu’au parterre de la pause
à l’ombre d’un acacia on se déchausse
débranche les sacs à dos
parle et s’ébroue dans l’herbe
mange et boit et mange et boit

plus bas je digère et m’allonge
essaye de faire la sieste
somnole, écoute sans le vouloir
3 conversations en même temps
ou leurs échos dadaïstement distribués
dans le demi-cercle étalé de la Caravane
sans pouvoir dormir je réalise
qu’on fait ça depuis le Cockpit du départ
avancer entre 3 conversations à la fois
au moins 3 cartes et 3 histoires
simultanées ou successives
pris dans les fils conducteurs, emmêlés
entre la boue de la marquise et le délire des avionneurs
le nouveau cœur de plateau et le méridien sous le ciel
le nappage urbain et les accidents géologiques
on marche et la trame se raccommode
s’effiloche jusqu’à ne plus comprendre
les bourdonnements d’information qui traversent la Caravane

je somnole assis dans l’église
Notre Dame de la Voie, beau volume intérieur
air stagnant & appui-tête où retombent les flux de sensations
attrapées au vol dans la descente de Juvisy-sur-Orge
l’architecture quasi-cubique au béton apparent
enveloppe le corps, réveillé par l’histoire traumatique du quartier
le bombardement du 18 avril 1944
sur l’immense gare de triage
la mort de 400 habitants-cheminots
l’église originelle défoncée
par des wagons volants
soufflés par les bombes depuis la gare -----

dès le premier aérodrome du monde
posé à Viry-Châtillon en 1909
le Grand Orly Seine Bièvre est marqué
au feu et au sol
par les couloirs aériens
premiers exploits, catastrophes
nuisances quotidiennes, manne attendue
occupation du ciel maudite et célébrée
Notre Dame de l’Air & Notre Dame de la Voie

saturé de théologie aérienne
(même la sonnerie du lycée de Juvisy
ressemble à un jingle d’aéroport)
je sors par l’eau qui coule dans le parc
grenouilles amphibies & herbes de la pampa
roseaux à plume qui tempèrent
les odeurs de refoulement
en contrebas du Coteau des Vignes
là où on attendrait Seine Bièvre
c’est l’Orge qui fait la transition
ajoute un O de passage au GOSB trop englobant
on remonte sur les contreforts du plateau
pour les retrouvailles avec la N7

devant l’observatoire de Flammarion
le guide barbe en collier lutte d’abord
avec le bruit de la circulation
puis nous remet plusieurs couches
de visite guidée, visite hantée, visite feuilletée
où j’entre par l’eau et cette phrase magique
le Plateau d’Orly est une éponge historique
grand réservoir du vieux Paris
dans les nappes phréatiques qui alimentent
les nappes urbaines, les puits artésiens
forés à plus de 600 mètres
pompent une eau ancienne, bimillénaire
« eau de Jésus-Christ » pour la théologie aquatique
eau d’un obscur gaulois pour les autres
eau fascinante
qui me donne envie de filtrer, infiltrer
des nappes et des couches supplémentaires
quitte à faire l’éponge ou l’autruche
quand le cerveau décroche, faire le mort
allongé dans le jardin de l’Observatoire
laisser glisser paroles et visions
accumulées sur le corps
l’architecture hétéroclite de l’Observatoire
– coupole, tour crénelée, toiture-terrasse
cadran solaire du Temps Vrai
chapiteau ionique -
les passions scientifiques et parascientifiques
de Flammarion lui-même

  • spiritisme des tables tournantes, fantômes 19è siècle
    mouvement Aummmm -
    s’ajoutent aux curiosités architecturales
    et entrechocs urbanistiques de la Caravane
    présente l’Observatoire comme un observatoire
    des couches, nappes, strates
    accumulées sur le parcours

le Plateau d’Orly est une éponge
et une surface idéalement plate
pour mesurer le méridien
rappelle encore le guide
dans la coupole
près de la lunette astronomique
ce méridien allège pour moi
l’occupation des couloirs aériens
l’encombrement des cartes neuronales
tend une autre facette
de l’arpentage des espaces
me traverse et me touche
– comme la parole
immatériel, mais terrestre
chose ayant forme de cercle
passant de pôle à pôle

un hémisphère de mon cerveau écoute le guide
l’autre essaye de se représenter
l’éponge du Plateau et l’emprise des tarmacs
le nappage des quartiers pavillonnaires
les nouveaux ectoplasmes du GOSB
les variations de pollution
sur le passage de la N7 et des avions
les couloirs de circulation aérienne et routière
le poumon vert du Coteau des Vignes
& au milieu un fil faussement neutre
le méridien à mi-hauteur
profane et non polluant
traverse les airs, les sols, les eaux
sans exploser en feu-catastrophe
fil solitaire déroulé dans l’imagination
à portée de main sur la Terre

le risque est de planer à mi-hauteur
ou descendre trop profond
dans les puits des eaux anciennes
verser avec Flammarion dans l’ésotérique
jouer avec les filtres bleus, violets, jaunes
de la coupole pour halluciner
Juvisy et même Savigny-sur-Orge
au risque de perdre de vue
les courbes de dénivelé social
le partage dur des territoires

en redescente, par les villas de coteau
malgré le giratoire rassembleur de Viry-Châtillon

  • au centre un espace de sable fin et de bambou zen
    autour un restaurant Djerba
    une pizzeria italienne
    une vierge de la Confiance
    une église-rampe de lancement vers le ciel -
    malgré la station de pompage
    pour apaiser les eaux et les esprits
    sur la lône, bras en retrait de l’Orge
    / des pousses de bambou sortis d’un pavillon
    défoncent le trottoir et annoncent
    les luttes d’occupation en cours, à venir

c’est déjà l’heure de rallier
le terminus au pas de course
Denis affirme que nous n’avons pas fait la moitié du parcours
raté en tout cas une partie des observatoires intéressants

alors je vois les lacunes immenses de la balade-ornière
former des meulières poreuses, trous charmants
grumeaux mal digérés, incompris
étoiler le parcours sous nos pas, belle meulière-souvenir
des marnes lacustres et roches sédimentaires
texture spongieuse et chaotique
art modeste et subtil qui transforme
chaque façade de pavillon années 30 ou 60
en expérience géologique et composition dense
art insuffisant peut-être pour imager
un trou noir qui nous éclaire par défaut
avec son halo mordoré
insuffisant pour trouver un filon
une couche transversale et conductrice
qui rassemble eaux, airs, terres
pompe les esprits et les fantômes
délivre leur présence historique
gobe au passage les avatars du GOSB
pour modeler un ectoplasme consistant

je vois se dérouler la série de nos observatoires
dans la véranda du cockpit-bar
au carrefour quadruple
Rungis-Thiais-Paray-Athis
sur le tapis roulant de l’aéroport
montés sur la borne géodésique
assis sous un faux acacia
adossés au pilier de l’Intermarché
dans le cube de Notre Dame de la Voie
dos tourné aux jets d’eau du parc des Grottes
face au demi-panorama du Val de Seine
j’absorbe au passage les dernières incongruités du parcours
la pub SPARTA NUTRITION
Réveillez le Spartiate qui est en vous
semble à côté de la plaque historique
le resto Afrodisiak
évoque de nouveaux fluides
près d’une zone non érogène
abandonnée par l’industrie

quand Eric nous cueille en douceur
dans le ventre boisé de la péniche Bali, sœur de la péniche Alternat
nous ouvre de l’intérieur le monde du fleuve
sur les grandes largeurs enfin trouvées de la Seine
atterrissage, amarrage des flots du jour
la péniche lancée dans les années 80
par un groupe de cathos de gauche pacifistes
en recherche d’un lieu mouvant
pour déplacer les lieux de réunion politique, sortir
des impasses de la lutte et des ornières locales
embarquer des personnes
qui tournent en rond dans leurs quartiers
proposer une –c’est le mot – déterritorialisation
par le fleuve, aller s’amarrer ailleurs
en amont, en aval de sa vie ordinaire
dans un espace-temps au ralenti

le fleuve n’est jamais vraiment domestiqué
dit Eric et raconte la lutte des places
avec le Port Autonome De Paris
le prix à payer – 4000 euros par mois –
pour s’amarrer dans la Seine intra-muros
entre les péniches festives et les péniches du BTP
temps rude pour les péniches-associations
les bateliers sur des voies non rentables
dessinent un monde scindé entre
vitrine surexploitée & canaux envasés
dans les lointains amonts
avec une crue centenale comme seule
perspective chamboule-tout

accoudés au ponton
on discute avec Noé dans le noir
en contrebas Eric vide un seau par-dessus bord
nous fait sursauter comme un homme à la mer
dans les vagues à contre-courant
sur les veilleuses rouges et vertes
d’une immense gare de triage aquatique
un RER allumé blanc
passe en vitesse le méandre du fond
avec Paul-Hervé on se rappelle les fantômes du jour
habitants-cheminots, mal-lotis et aviateurs

dans la couchette-hublot
sur la peau qui se détend
je laisse retomber une ultime feuille
le film transparent de la péniche
racontée par Eric
m’enfonce dans un sommeil-trou noir, sans rêves

d’un coup d’épaule on remonte
sac à dos sur le pont du matin
dans la lumière blanche, douce
devant le sillage d’une énorme barge-conteneurs

les éponges à conversation
les machines à filtrer les sources
étaler les nappes, installer un observatoire
sont déjà en route comme on se sépare

« seulement il lui était désagréable, parfois,
de ne pas pouvoir marcher sur la tête »
qui marche sur la tête a, en vérité,
le ciel pour abîme au dessous de soi

(Paul Celan, Le Méridien)